Chemins de Saint Jacques, chemins de spiritualité

Par Olivier Lusinchi et Olivier Grodecoeur


 

(Commentaires à propos du concert)

 

 

 

Mme Maryse LAVRARD. - Nous sommes très heureux d’accueillir Olivier GRODECŒUR et Olivier LUSINCHI. Je ne vous les présente pas, beaucoup d’entre vous les connaissent, je résumerai simplement en vous disant qu’ils sont artistes, musiciens, enseignants et qu’ils vivent tous les deux, pour notre plus grand plaisir, à Châtellerault. (applaudissements)

 

 

SONATE en mi bémol majeur de Jean-Sébastien BACH

 

 

 

M. Olivier LUSINCHI. - Merci et bonsoir. Vous avez entendu parler de Saint-Jacques tout l’après-midi, je dois vous avouer que nos recherches ne nous ont pas permis de trouver de pièce spécialement écrite pour le Chemin de Saint-Jacques, dans la formation flûte et piano en particulier. Sans doute y a-t-il eu au Moyen-Âge des chants d’accompagnement pour les pèlerins, mais pour flûte et piano, point.

 

Pour autant, la musique peut faire cheminer intérieurement tout un chacun, pour peu qu’il veuille bien s’ouvrir au message dont elle est potentiellement porteuse.

 

Nous ouvrons, avec une pièce de Jean Sébastien BACH et la meilleure définition de la musique de Jean-Sébastien BACH est sans doute celle qu’en donne GOETHE qui dit : « Cette musique est comme si l’harmonie universelle était un entretien de Dieu avec lui-même avant la création. » Homme du XVIIIème, profondément croyant, BACH a consacré toute son énergie créatrice au service de Dieu, soit qu’il écrivit pour les services religieux directement, soit tout simplement qu’il rendit grâce à son créateur jusque dans les œuvres dites profanes.

 

Ainsi avec cette Sonate en mi bémol majeur, qui va ouvrir cette soirée, nous sommes dans la symbolique de la Trinité parce que mi bémol c’est trois bémols à la clé et selon les traités de l’époque c’est bien le ton de la dévotion, celui de la conversation intime avec Dieu.

 

Cette pièce est écrite en trois mouvements, deux allegro qui encadrent une sicilienne en sol mineur, considéré comme le ton presque le plus beau de tous à l’époque, ton plein de tendresse, de grâce et de charme. Moment de recueillement avant le final où le sentiment d’allégresse est dominant. Je rappelle tout simplement que le mot « allegro » veut d’abord dire allègre, c’est-à-dire rempli d’allégresse, avant de désigner éventuellement une notion de dynamique, de tempo.

 

 

 Trois mouvements, de Jehan ALAIN

 

 

 

M. Olivier GRODECŒUR. - Pour poursuivre nous allons vous jouer trois mouvements de Jehan ALAIN. Jehan ALAIN est un compositeur français, né en 1911, dans une famille de musiciens. Son père était organiste, il était aussi facteur d’orgue puisqu’il avait fabriqué lui-même l’orgue familial. Comme disait Marie-Claire ALAIN, la fille d’Albert ALAIN et la sœur de Jehan, célèbre organiste « Albert était un bricoleur de génie. »

 

C’est un instrument qui a grandement influencé Jehan ALAIN par la palette sonore qu’il a pu évoquer, susciter, y compris dans sa musique instrumentale, sa musique de chambre. Jehan ALAIN a été influencé par cet instrument mais va aussi puiser dans toutes sortes de registres. Cela va de la chanson de la Renaissance —il a traité d’ailleurs des thèmes de la Renaissance pour orgue ou en musique de chambre— au jazz qui à l’époque évidemment débarquait en France, en passant par les musiques d’Extrême-Orient. L’exposition coloniale de Paris de 1931 y est pour beaucoup, elle a influencé de nombreux compositeurs, en particulier le groupe Jeune France dont faisait partie Olivier MESSIAEN dont vous entendrez une œuvre tout à l’heure.

 

L’œuvre de Jehan ALAIN se caractérise par tous ces éléments mélangés, avec un tempérament de feu. C’est un homme qui vivait à 200 à l’heure, qui d’ailleurs est mort très rapidement, trop rapidement à notre goût, à l’âge de 29 ans, tué par les allemands en 1940.

 

Les Trois Mouvements qu’il a écrits pour flûte et piano datent de 1935 et représentent bien le caractère du personnage. Le premier mouvement est à la fois lyrique, comme vous l’entendrez, et très méditatif ; le deuxième mouvement lui est vraiment influencé par les musiques orientales, particulièrement dans le passage central où on peut entendre l’évocation d’instruments à anche, notamment d’Afrique du Nord, ou alors des percussions qui seront évoquées par le piano ; le troisième mouvement représente bien la fantaisie de Jehan ALAIN, qui était un dessinateur de caricatures absolument délicieux et qui tout au long de ses courriers qu’il illustrait, faisait apparaître une espèce de lutin, qu’il avait surnommé Asdrubal. Sa troisième pièce représente bien le caractère « asdrubalien », si je puis me permettre, du personnage.

 

 

 

Sonate de Paul HINDEMITH

 

 

 

M. Olivier LUSINCHI. - Paul HINDEMITH, 1895-1963, fut un compositeur, un altiste, un chef d’orchestre allemand à l’origine du mouvement musical moderne dans ce pays. Sa musique est celle d’un homme sérieux, (d’ailleurs énormément de gens pensent que c’est un compositeur sans importance). Un homme sérieux donc, volontaire, en possession d’une grande technique mais en même temps très éclectique. Il abordera d’ailleurs tous les genres dans la composition, depuis le cinéma jusqu’à la musique de chambre en passant par l’orchestre etc…

 

Il est de tempérament joyeux et dans ses premières œuvres sa rythmique, nommée « Morotik », c’est-à-dire « motorisme », est percutante et se veut obsédante, elle se fait l’écho de l’avènement de l’industrialisation et du moteur car HINDEMITH répugne à la sentimentalité, au psychologique ou au subjectif.

 

Mais, à partir de 1930 environ, le style de la maturité se caractérise par plus d’ampleur et de chaude conviction. Il y a chez lui un don du mouvement, un sens de la vie, sans doute perçue avec amertume, mais aussi avec une avidité passionnée.

 

La Sonate pour flûte et piano date de 1936. Entre couleur, élégance, intimité, profonde méditation, joie de vivre et jubilation, elle nous offre un étonnant parcours introspectif dont la parenté avec la musique de Jean-Sébastien BACH —et en particulier la Sonate en si mineur qui conclura cette soirée— ne se limite peut-être pas au fait que l’une comme l’autre ont quatre mouvements.

 

 

 

Le Merle Noir de Olivier MESSIAEN

 

 

 

M. Olivier GRODECŒUR. - Nous fêtons cette année le 100ème anniversaire de la naissance d’Olivier MESSIAEN, un des plus grands compositeurs français du XXème siècle, en tous cas un des plus inventifs sans aucun doute puisqu’il est allé jusqu’à inventer son propre langage, en tous cas à le fabriquer à partir des éléments qu’il avait en sa possession, que ce soit avec toute l’histoire de la musique occidentale mais en allant piocher aussi dans les cultures extra-européennes et notamment en Asie, en Inde.

 

Si on pense spiritualité au XXème siècle, il y a un compositeur qui entre bien dans le cadre de la musique spirituelle au sens large et spirituelle religieuse en particulier, c’est Olivier MESSIAEN. Il se proclamait lui-même compositeur chrétien, catholique fervent, assumé, et toute sa musique est absolument imprégnée de la religion catholique. Il connaissait parfaitement tous les grands penseurs et théologiens qu’il a lus et connaissait sur le bout des doigts.

 

Dans sa musique il est bien sûr fait appel aux Écritures, qu’il nomme précisément en début de chaque pièce. Plus tard, contrairement à son début de carrière, il s’est intéressé à l’ornithologie et il est devenu lui-même ornithologue averti. Quand on pense d’ailleurs religion et oiseau, il y a un personnage qui vient tout de suite à l’esprit, c’est Saint-François d’Assise, bien évidemment, et ce n’est pas un hasard s’il lui a dédié le seul ouvrage lyrique qu’il ait écrit, un œuvre absolument monumentale, qui dure près de 5 heures et qu’il a mis 8 ans à composer, dit-il, tous les jours de l’année pendant 8 ans, nuit et jour allait-il jusqu’à dire.

 

Nous allons vous présenter ce soir une pièce qui fait appel au chant d’oiseau, qui s’appelle le Merle Noir. C’est la première pièce écrite en musique de chambre et qui est expressément dédiée à un chant d’oiseau. C’était en 1951.

 

Je voulais vous lire un texte que j’ai trouvé cet après-midi, qui a été écrit par Yves BAUDRIER qui est l’un des fondateurs du groupe Jeune France dont je parlais tout à l’heure à propos de Jehan ALAIN. C’est un groupe de 4 compositeurs qui s’est formé en 1935, qui réunissait Yves BAUDRIER, Olivier MESSIAEN, André JOLIVET et Daniel LESUR. Je vous lis simplement le texte d’Yves BAUDRIER et le laisse à votre méditation : « Le but de la Jeune France est de propager des œuvres exemptes de toute banalité, aussi bien d’avant-garde qu’académiques, de lutter pour rendre à l’art ses valeurs humanistes, et enfin de créer une musique vivante. » Et surtout : « Les conditions de la vie devenant de plus en plus dures, mécaniques et impersonnelles, la musique se doit d’apporter sans répit à ceux qui l’aiment sa violence spirituelle et ses réactions généreuses. »

 

  

 

 

Sonate en si mineur de Jean-Sébastien BACH

 

 

M. Olivier LUSINCHI. - Je ne sais pas si sur le chemin de Saint-Jacques nous rencontrons tous ces merles mais je vous invite à une œuvre majeure maintenant, une œuvre de maturité, composée vers 1735, à l’époque de Leipzig par Jean-Sébastien BACH. Cette Sonate en si mineur, intitulée « a cembalo obligato e travers. solo », c’est-à-dire pour flûte traversière et clavecin.

 

Que veut dire la mention « cembalo obligato » ? Vous savez qu’à l’époque baroque la basse était toujours ce qu’on appelle la basse continue, c’est-à-dire que le clavecin, le clavier, avait une partie de main gauche sur laquelle les compositeurs laissaient un chiffrage et il appartenait à l’interprète de réaliser, c’est-à-dire de remplir en quelque sorte les deux mains de sa partie avec ces chiffrages. Dans le cas de cette sonate, rien de tel BACH a écrit absolument tout ce que le claveciniste devait jouer et vous allez voir que c’est un dialogue absolument majestueux, magnifique, un des chefs d’œuvres de BACH, et en tous cas un des sommets de l’art de la flûte.

 

 Mais n’est-elle que cela ? Cette sonate en si mineur a une tonalité particulière. À l’époque de BACH la symbolique est partout, voire l’ésotérisme, héritage du Moyen-Âge où on avait l’habitude de chiffrer, de coder, de dissimuler. Naturellement l’époque baroque, pour qui le masque est l’un des moyens de s’exprimer, ne pouvait que faire perdurer cette technique et Jean-Sébastien BACH, fervent chrétien, on l’a évoqué, mystique, ésotérique, va dissimuler dans ses œuvres tout un tas de symboles. J’en évoquais certains tout à l’heure et l’un des symboles les plus évidents, les plus immédiats, est la Trinité représentée par la tonalité de mi bémol.

 

Dans la symbolique de Jean-Sébastien BACH, le si est une note qui représente Dieu. J’ai d’ailleurs l’humilité et l’honneur en même temps de dire qu’il a énormément écrit pour la flûte en utilisant cette tonalité et en laissant la flûte souvent chanter sur des notes tenues de si. Mais cette note c’est aussi la mort, parce que Dieu donne et reprend la vie.

 

Autre symbole, autre piste de réflexion, la note fa#, dominante de cette tonalité de si, est une note qui évoque souvent la mort. Je peux ajouter à cela que dans cette sonate, autour de ces deux notes polaires, on pourra entendre éventuellement —il ne s’agit pas de le chercher absolument— l’utilisation de certains intervalles comme les quintes diminuées descendantes ou les quartes augmentées, qui sont le symbole du péché originel.

 

En quatre mouvements l’auteur nous fait passer d’un dialogue tantôt poignant, tantôt angoissé à un discours plus apaisé. Le lento qui suit le premier mouvement est en ré majeur, c’est le ton des Alleluia, pour poursuivre avec un échange vif, un petit fugato dans lequel la flûte commence mais est immédiatement suivie par le clavecin. On a là une des illustrations symboliques fréquente à cette époque et chez Jean-Sébastien BACH en particulier, de cette volonté de l’homme de vouloir s’approcher de Dieu. C’est pourquoi on a cette écriture en canon. L’œuvre se termine par un mouvement à 12/16. Je le mentionne parce que c’est une mesure qui est assez peu pratiquée à l’époque, dans un esprit franchement jubilatoire. Voilà une pièce dont la composition pourrait presque s’apparenter à une liturgie, tant BACH associe étroitement la parole et la musique, le verbe et le son.

 

 

 

M. Olivier LUSINCHI. - Merci pour vos applaudissements. Voici terminé ce chemin de spiritualité. J’espère qu’il aura contribué à vous apporter quelque joie intérieure. Bonne soirée. Merci. (applaudissements)

 

Mme Maryse LAVRARD. - Merci beaucoup à Olivier GRODECŒUR et à Olivier LUSINCHI de nous avoir fait ce grand plaisir d’accompagner cette journée.