Martin Aurell spécialiste des Plantagenêts, historien médiéviste né à Barcelone. Il est directeur du Centre d'études supérieures de
civilisation médiévale et de la revue Cahiers de civilisation médiévale, professeur à l’université de Poitiers depuis 1994, après avoir été maître de conférences à l'Université de Rouen et à l'Université de Paris IV-Sorbonne.
Diplômes : doctorat à l’université de Provence (1983) ;
diplôme de l’École pratique des hautes études (EPHE) en sciences historiques et philologiques ; doctorat d’État
à l’université de Provence
(1994).
Il est l'auteur des ouvrages suivants : L'empire des Plantagenêt 2004 ; Chevaliers et châteaux forts 2011 ; Le Chevalier lettré 2011 ; Hommes et Femmes du Moyen Age 2012 ; Des Chrétiens contre les croisades 2013.
Quelques voix défavorables au projet des ordres militaires
Quelques dates concernant les croisades :
Les états d'orient
Les états latins , du nord au sud :
Les états alliés :
Les états arabes :
La croisade : une institution « médiévale » étrangère à nos mentalités
Première partie
Le « pacifisme » radical
Le message du Christ n’est pas « politique » au sens propre, mais le Nouveau Testament comporte des versets d’un pacifisme radical :
Ce pacifisme est illustré par l’exégèse des deux glaives (« cela suffit ») et l’oreille de Malchus (Malik) à Gethsémani.
« La parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu'une épée quelconque à deux tranchants, pénétrante jusqu’à partager âme et esprit, jointures et moelles; elle juge les sentiments et les pensées du cœur. » Hb 4, 12 Paul de Tarse
Le prologue à la cause 23 du Décret (1139) de Gratien
Gratien cite les versets ci-dessus et d’autres pour conclure qu’à leur lecture « la guerre est un péché »
Il nuance cependant ensuite :
- Stricto sensu la prohibition de renoncer aux armes ne s’adresse qu’aux clercs (q. 8).
- Le sens littéral, « l’extérieur du corps » ne convient pas pour l'interprétation de ces versets, mais le sens moral de la « la vertu de la patience de l’âme » (q. 1, c. 2).
Gratien utilise ici la scolastique, méthode
dialectique consistant à présenter le pour et le contre comme le feraient deux interlocuteurs.
La « guerre juste » des canonistes, fondée sur le droit romain,
formalisée par Augustin d’Hippone (†430)
Pour qu'une guerre soit juste, elle doit présenter les quatre caractéristiques suivantes :
La guerre juste glisse vers la guerre sainte
après 391 où le christianisme devient
la religion officielle de l’empire romain
Pour saint Augustin, l’autorité épiscopale peut demander au pouvoir civil d’user de la force pour réprimer l’hérésie, rétablir l’ordre moral ou défendre la hiérarchie de l’Eglise. La guerre juste glisse ainsi vers la guerre sainte.
Le cardinal saint Pierre-Damien contre le
choix des papes grégoriens, ses élèves
Les papes, partisans de la réforme grégorienne, proclament le combat aux Impériaux, dans le cadre de la querelle des Investitures. Ces actions présentent les caractères suivants :
C’est un pape grégorien, Urbain II qui proclame la première croisade.
Le désaccord sur l'utilité de la croisade est exprimé dans la lettre de Pierre Damien à l’évêque de Fermo (1062)
« Le Fils de Dieu descendit du ciel par la charité et il vainquit le diable par la patience. Munis de ces deux vertus, les apôtres ont fondé l’Eglise que leurs champions, les saints martyrs, ont propagée par leur triomphe sur les supplices et la mort. Il n’est jamais permis de saisir les armes de fer pour la foi universelle dont vit l’Eglise. Pourquoi donc des troupes protégées de hauberts et armées d’épées se déchireraient-elles pour les biens terrestres et transitoires de l’Eglise ? Quand prévalent les saints, jamais les hérétiques ou les idolâtres ne sont exterminés, mais au contraire ces mêmes saints acceptent d’être exterminés pour la foi catholique. »
La critique des ordres militaires
La tirade impitoyable de Gautier
Map contre les Templiers
Il faut préférer le pacifisme évangelique à la guerre juste:
« C’est à Jérusalem qu’ils prennent le glaive pour protéger le christianisme, là où Pierre s’était vu interdire de le prendre pour défendre le Christ. C’est là aussi que l’apôtre apprit à chercher la paix par la patience. Je ne sais pas, par contre, qui a enseigné aux Templiers à vaincre la force par la violence (vim vi repellere). Ils prennent le glaive et ils périront par le glaive! (Mt 26, 52). Eux affirment, en revanche : toutes les lois et tous les droits permettent de repousser la violence par la violence. » Item aliud mirabile XX
« Le Christ, pourtant, renonça à une telle loi. Au moment où Pierre frappait son coup, il s’interdit de commander des légions d’anges (Mt 26, 53). Or, les Templiers ne semblent pas avoir fait le meilleur choix. En effet, sous leur protection, nos frontières en Terre sainte ne cessent de reculer et celles de nos ennemis d’avancer. C’est par la parole, et non pas par la voix du glaive, que les apôtres conquirent Damas, Alexandrie et une grande partie du monde, que depuis l’épée a perdue. David, qui avançait sur Goliath, lui disait: « Tu viens contre moi avec des armes, et moi je viens à toi au nom du Seigneur afin que toute cette multitude sache que le Seigneur ne sauve pas par le glaive. (I Sam 17, 45-47)” » idem.
Vocation exclusivement spirituelle du clergé
Adam (†1221), abbé cistercien de Perseigne, revenu déçu de la croisade qu’il a prêchée, critique les prêtres désertant leurs paroisses :
Conclusion à la 1ère partie
– La guerre juste qui considère légitime de reconquérir Jérusalem et les lieux saints chrétiens à l’Islam.
– Le pacifisme évangélique qui empêche toute violence, surtout au clergé.
Deuxième partie
Les critiques partielles contre la croisade
Un effort de guerre soutenu et d’innombrables sacrifices consentis
- Lettre de Saladin (1191): « Pour défendre leur religion, les Francs n’ont pas hésité à prodiguer la vie et le courage et à procurer à leurs troupes impures toutes sortes d’armes de guerre. Et tous ces efforts, ils ne les ont fournis que par pur zèle envers Celui qu’ils adorent, pour défendre jalousement leur foi. »
- Sa dimension eschatologique:
- Une exigence d’autant plus grande pour des chrétiens qui ont tout quitté pour cette guerre qui devrait les sanctifier. Idéal et critiques.
Le providentialisme : Peccatis exigentibus
- À la guerre, il faut vaincre pour convaincre. Or, les grandes croisades se sont souvent soldées par des défaites et elles ont rarement obtenu des gains territoriaux.
- La conception médiévale de l’histoire est cyclique et elle est souvent reprise de l’Ancien Testament.
Trois phases successives :
Mais des auteurs lucides aussi sur la nature et sur la liberté humaines.
Le chanoine de Würzburg (1147).
« Les intentions des hommes de cette troupe hétéroclite étaient variées. Les uns, avides de nouveautés, voulaient découvrir des terres étrangères. D’autres, poussés par la pauvreté et souffrant de privations chez eux, désiraient se battre non seulement contre les ennemis de la croix, mais contre les amis des chrétiens, pour fuir la misère. D’autres, enfin, souhaitaient se libérer du poids de leurs dettes, du service dû leur seigneur ou des peines pour leurs crimes : ils simulaient un saint zèle, mais ils s’empressaient de partir pour échapper aux poursuites. À peine en trouvait-on quelques-uns qui n’avaient pas fléchi le genou devant Baal, mais que guidait une intention sainte et salutaire. Ceux-ci étaient prêts à verser leur sang par amour de la majesté divine et pour le bien du Saint des saints. Laissons toutefois cette affaire à l’examen de Dieu seul, qui est l’unique à pouvoir sonder les cœurs et à les connaître »
La violence
Albert, chanoine d’Aix-la-Chapelle contre les pogroms de l’avant-croisade en Rhénanie (« égarement de l’esprit ») et contre les massacres de Jérusalem de 1099.
« L’on peut croire que la main du Seigneur agissait ici contre les pèlerins [tués en Hongrie]. Ils avaient, en effet, péché en sa présence par leurs horribles impuretés et par leur fornication. De plus, la suite d’un grand carnage, ils avaient tué les juifs exilés, certes ennemis du Christ. Mais ils ne l’avaient pas fait pour lui rendre justice, mais parce qu’ils convoitaient leur argent. Dieu est un juste juge qui ne commande à personne de plier sous le joug de la foi catholique contre son gré et par coercition. »
La cupidité: le sac de 1204
« Dès qu’ils eurent pris Constantinople, les Francs jetèrent par terre le bouclier de Dieu, qu’ils avaient porté jusqu’alors, pour se protéger du bouclier du diable », Bernard, trésorier de Corbie.
« Tant que nous étions solidaires, humbles et pieux, nous atteignions nos objectifs, mais dès que nous sommes, de pauvres que nous étions, devenus riches en émeraudes, rubis, pourpre, soieries, terres, jardins, très beaux palais en marbre, dames, pucelles, dont de bien belles, nous en avons oublié Dieu. Et Dieu nous a oubliés, lui aussi, parce qu’il ne se souvient pas de celui qui ne pense pas à lui_», Hugues de Berzé.
La sainte colère d’Innocent III
« Nous vous avions délégué notre pouvoir, non pas pour conquérir l’Empire de Constantinople, mais pour défendre ce qui nous reste en Terre sainte et pour récupérer, si Dieu le veut, ce que nous y avons perdu. Et cela non pas pour obtenir des richesses temporelles, mais éternelles […]. Non contents d’avoir arraché ses richesses à l’empereur et leurs dépouilles aux princes et à leurs sujets, ils s’en sont pris aux trésors des églises et, pire encore, afin de voler leurs biens, ils ont arraché les tables en argent de leurs autels, qu’ils ont brisé, en profanant leurs tabernacles et leurs croix, pour en piller les reliques. »
La dîme saladine et l’invention de la fiscalité de guerre
Dans la France de Philippe Auguste
- Etienne de Tournai, futur évêque d’Orléans contre les « redevances indues » :
- Pierre de Blois :
Le tollé contre Richard Cœur de Lion
- Raoul de Diss :
- Roger de Howden :
- Geoffroi de Coldingham :
La luxure. L’échec de 1147 :
cherchez la femme !
- Henri de Huntingdon :
- Guillaume de Newburgh :
Aliénor d’Aquitaine et l’affaire d’Antioche
Le poulain corrompu dans sa colonie pénale :
traître, âpre au gain, mou...
Le patriarche Héraclius selon Raoul le Noir :
Conclusion à la deuxième partie
Troisième partie
La mission avec et contre
la croisade
Un paradoxe: la croisade accroît la
connaissance de l’Autre
Respect des combattants aristocratiques (Saladin et Richard Cœur de Lion) l’échange pendant la trêve.
La littérature profane :
Graf Rudolf (1170-1185) : le héros, déçu par la cruauté du roi de Jérusalem: « Il pille et il brûle la terre de païens, s’appliquant à les nuire plutôt qu’à agir avec justice. Il leur inflige de tout détruire et d’égorger les femmes et les enfants comme du bétail. » Rudolf devient mercenaire (à l’épée épointé) de l’émir d’Ascalon, dont il épouse la fille après sa conversion à Byzance.
Usâma ibn Munquidh (1095-1188) et ses « amis templiers ».
- Sa prière à la maison du Temple: mosquée al-Aqsa. La violence du croisé et les excuses des Templiers: « C’est un étranger arrivé ces jours-ci des pays francs! »
Vers 1140, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, fait traduire à Robert Ketton, chanoine de Pampelune, le Coran. Le musulman n’est plus perçu comme polythéiste.
- Prologue à son -Contre la secte des sarrasins- : « Je ne vous attaque pas, comme le font si souvent les nôtres, avec les armes, mais avec les mots, non pas par la force, mais par la raison, non pas dans la haine, mais dans l’amour. Un tel amour doit prévaloir entre ceux qui rendent culte au Christ et ceux qui le détestent, tout comme il prévalait entre les apôtres et les païens de leur époque, qu’ils invitaient à embrasser la loi du Christ. »
L’abbé de Cluny est le protecteur d’Abélard, défenseur de la conscience des bourreaux du Christ. Le salut du païen ? Pas encore « tolérance ».
François et le sultan al-Kâmil (1219)
Thomas de Celano parle de son « désir brûlant de martyre » : « À un rapport de force […], il a cherché à substituer un témoignage de faiblesse et de soumission » « poussé le cas échéant jusqu’au martyre », A. Vauchez.
Le chapitre XVI de la règle franciscaine de 1221 sur le
frère partant chez les sarrasins
- soit il vit de façon exemplaire parmi les musulmans, tout en confessant discrètement sa foi
- soit il leur prêche au grand jour la Toute-puissance de Dieu, la Trinité et la divinité du Christ, les poussant au baptême. Les passages des Evangiles qui suivent insistent sur la persécution du chrétien sur la supériorité du salut de l’âme sur la vie du corps: le martyre n’est pas exclu.
1220: les cinq Mineurs sont décapités à Marrakech.
Le franciscain anglais Roger Bacon (c. 1220-c. 1292) :
- Il préconise l’apprentissage de l’arabe pour entreprendre un dialogue sincère avec les musulmans.
- « Ils conservent dans leur religion beaucoup de paroles des Evangiles […]. Ils tiennent le Christ pour l’un des plus grands prophètes, nés de la Vierge Marie sans intervention d’homme, mais par le seul souffle du Saint-Esprit. »
Roger condamne sans appel la croisade, qui gâche la mission « Mener la guerre contre les sarrasins ne sert à rien […]. Les incroyants ne se convertissent pas pour autant. Au contraire, ils sont tués et envoyés en enfer. Les survivants et leurs enfants développent davantage de haine contre la foi chrétienne, dont ils s’éloignent à jamais. Ils sont encore plus déterminés à nuire aux chrétiens. C’est pourquoi, un peu partout, nous avons rendu impossible la conversion des sarrasins. »
Le Catalan Raymond Lulle (1232-1316),
tertiaire franciscain
Il fonde l’école de langues de Miramar à Majorque; il prêche au Maghreb, où il est lapidé et emprisonné, et en Terre sainte.
« Seigneur, la Terre sainte ne doit être conquise autrement que de la façon dont vous et vos apôtres l’avez conquise : amour, prières, versement de larmes et effusion de son propre sang. Seigneur, le Saint-Sépulcre et la Terre sainte d’outremer se laissent mieux prendre par la prédication que par la force des armes. Que les saints chevaliers deviennent auparavant religieux, qu’ils se dotent du signe de la croix et qu’ils se laissent remplir de la grâce du Saint-Esprit afin de prêcher la vérité de votre Passion aux infidèles. Qu’ils versent, par votre amour, toutes les larmes de leurs yeux et tout le sang de leur corps, ainsi que vous l’avez fait par amour envers eux. »
Conclusion à la 3e partie
Conclusion générale
On laissera le mot de la fin, bien malgré lui, au dominicain Humbert de Romans, hostile à tous ceux « qui dissuadent d’emprunter le chemin du saint pèlerinage qui mène au ciel ». Son opuscule au Concile de Lyon II (1274), pour relancer la croisade et la mission, dresse la liste de leurs critiques.
Trois arguments sur son essence et cinq arguments "accidentels" :
Un fil d’Ariane jusqu’à nos jours
la fin du Moyen Âge
John Gower (c. 1330-1408), Confessio amantis : « Est-il juste de traverser la Méditerranée pour combattre et tuer les sarrasins? […] Je cite l’Évangile, mon fils, et j’y lis que l’on doit “prêcher” et “souffrir” pour la sainte foi. Je n’y trouve pas “tuer”. Par sa propre mort, le Christ a payé pour nous libérer par pure charité. »
Ci contre : John Gower en archer pointant le monde et ses quatre éléments
Vox Clamantis and Chronica Tripertita,
Glasgow Univ. Lib., MS Hunter 59 (T.2.17) f. 6v
Colonisation de l’Amérique
La lutte du Dominicain Bartolomé de las Casas (1474-1566), évêque de Chiapas, pour les droits des Indiens. Il supplie Pie V d’excommunier « quiconque justifierait la guerre contre les infidèles sous prétexte de leur idolâtrie ou de favoriser qu’on leur prêche […] : les païens ne nous ont jamais fait le moindre mal ». Dans la controverse de Valladolid, contre Juan de Sepúlveda, il souligne l’absurdité de la notion de guerre sainte. Aussi impossible est de justifier l’asservissement des « barbares ». Il soutient le devoir moral des païens de défendre leurs dieux.
Ci contre : Tableau anonyme du XVIe siècle.
Archivo de las Indias (Séville)
Et plus récemment :
Des minorités agissantes qui ont rappelé aux chrétiens que l’Evangile contient un message de paix.
« Nous ne pouvons manquer de reconnaître les infidélités à l’Evangile qu’ont commises certains de nos frères, en particulier au cours du second millénaire. Demandons pardon pour les divisions qui sont intervenues parmi les chrétiens, pour la violence à laquelle certains d’entre d’eux ont eu recours dans le service de la vérité, et pour les attitudes de méfiance et d’hostilité adoptées parfois à l’égard des fidèles des autres religions. »